La crise malgache téléguidée
par la France ?
Par Patricia Lehmann, le 20/06/2002, madonline.com
Depuis le début de la crise malgache, la position
du Quai d'Orsay a soulevé de nombreuses critiques.
Les derniers évènements permettent de
comprendre la stratégie et les mobiles de la
France.
Les faits
Le 10 juin, à Dakar, Didier Ratsiraka, le Président
sortant, et Marc Ravalomanana, le nouveau Président,
doivent se rencontrer pour la deuxième fois.
Ils ne se voient pas. L'accord attendu n'est pas signé
et pourtant les jeux sont faits : Ratsiraka s'expatriera
et Ravalomanana acceptera de faire entrer d'autres forces
dans un gouvernement de « réconciliation
». Le 13 juin, alors qu'il clame vouloir «
contre-attaquer », Ratsiraka s'envole pour Paris
dans un avion affrété par la France qui
l'aura attendu 2 jours. « Pour économiser
l'argent d'un aller-retour inutile» expliquera
Ratsiraka. Ses dires confirment donc une mission préméditée
française d'évacuation du président
sortant et de ses proches qui disposent de visas long-séjour
alors qu'ils sont considérés comme des
terroristes par le gouvernement et le peuple malgache.
L'arrêt immédiat des actions en province
menées par les partisans de Ratsiraka s'enchaîne
dès lors. Les gouverneurs sécessionnistes
choisissent la fuite libérant ainsi une population
encore terrorisée. La crise a-t-elle donc été
complètement artificielle? Elle a fait en tout
cas des milliers d'innocentes victimes.
Deux jours plus tard, le 16 juin, Marc Ravalomanana
dissout le gouvernement mais garde son premier ministre,
Jacques Sylla et lui demande de former un nouveau gouvernement
de « réconciliation nationale » dans
lequel on trouvera un quart de ministres proches de
l'ancien Président. On parle même d'amnistie
du Président sortant. Si Marc Ravalomanana agit
ainsi c'est que la pression est forte. En effet, ce
vendredi 21 juin, l'organe central de l'OUA doit se
réunir à Addis-Abeba pour discuter de
la solution à donner à la crise malgache.
On attend une reconnaissance définitive du nouveau
Président comme le laisse supposer, par exemple,
la déclaration du Président sénégalais,
Abdoulaye Wade. Celui-ci prédisait mardi, à
l'issue d'une rencontre à la Maison-Blanche avec
le président américain, George W. Bush,
une « normalisation » de la situation à
Madagascar « dans les prochains jours ».
Mais quel est donc le pouvoir réel des «
pontes » de l'OUA? Tout simplement celui de «
légitimer » ou de lever l'embargo actuel
de l'Ile.
L'embargo
Tout porte à penser que la France « téléguide
» la crise et en particulier l'embargo depuis
le début ce qui rappelle la situation de bien
des confrères de la « Franceafrique ».
En effet, la soi-disant « guerre civile éthnique
» n'a été qu'un feu de paille destiné
à justifier des mesures anti-économiques
sur le terrain (les barrages) et, plus grave encore,
au niveau international. La première mesure est
venue des partisans de Ratsiraka alors à la tête
de la société Air Madagascar sous la forme
d'une mise au sol de l'avion loué par cette compagnie.
La raison évoquée : « les risques
de sécurité ». Même raison
cette fois-ci évoquée par le Quai d'Orsay
pour dissuader les autres compagnies (Air France, Air
Austral et Corsair) de desservir l'Ile. Et jusqu'à
présent également, les fonds publics de
Madagascar à l'extérieur sont gelés
comme le soulignait le Président Marc Ravalomanana
à sa rentrée du dernier sommet de Dakar.
Une des plus grandes problématiques du nouveau gouvernement
a donc été de contourner cet embargo. Air Madagascar
a trouvé un autre avion à louer. Marc Ravalomanana
a réussi à faire desservir le pays en pétrole
par les ports «libérés». Mais, s'il est
maintenant pratiquement maître du terrain à Madagascar,
il n'a pas de poids sur l'échiquier mondial. C'est seulement
grâce à la montée des critiques et à
la reconnaissance politique de la Suisse, de la Norvège mais
surtout des USA, que Marc Ravalomanana peut se permettre de contraindre
la France à écouter, un peu, la volonté des
Malgaches.
La guerre de la communication
Outre les menaces et pressions directes ou indirectes,
le nouveau Président a dû aussi faire face
à une importante campagne de désinformation.
Les grandes agences de presse, notamment AFP et Reuters,
publient régulièrement des dépêches
critiquant le nouveau Président ou son gouvernement
et beaucoup plus rarement les agissements de l'ex-président.
Par exemple, les agences critiquent, dans leurs dépêches
du 19 juin, le fait que le nouveau gouvernement n'est
pas assez coloré « AREMA », le partie
de l'ancien Président. Mais parallèlement,
les agences éclipsent totalement l'enlèvement
de plusieurs partisans du président Ravalomanana
dans la province de Tamatave.
Avant chaque décision importante, l'AFP publie
les résultats escomptés par la France.
Cette semaine, par exemple, on peut lire dans les dépêches
que Marc Ravalomanana a accepté d'amnistier Ratsiraka
alors que, selon des sources proches du Président,
seule une proposition émanant du Quai d'Orsay
est à l'étude.
Les mobiles de la France
Si le rôle et la stratégie de la France
sont clairs dans la crise malgache, ses motivations
le sont également. Madagascar est classé
parmi les pays les plus pauvres du monde. Pourtant c'est
un bastion important de la Francophonie dans lequel
la France est encore toute puissante. Jusqu'à
présent, tous les ministres ont leurs conseillés
français. Tous les textes officiels sont disponibles
en français. On s'est même étonné
de voir le Président Marc Ravalomanana préférer
utiliser un traducteur pour s'adresser aux journalistes
français! Les sociétés coloniales
nationalisées dans les années 70 sont
maintenant privatisées et vendues à des
sociétés... françaises. Bref, Madagascar
et la France sont liés de manière très
importante.
Madagascar reste aussi un pion important sur l'échiquier
régional et africain. Une solution trop rapide
à la crise aurait pu faire tache d'huile dans
tous les pays africains qui rêvent d'en faire
autant. C'est peut-être aussi une raison pour
laquelle la diplomatie internationale ne s'est pas trop
dépêchée à y trouver une
solution. La diplomatie, mais aussi les grands groupes
français comme le groupe Bolloré qui possède
de nombreuses filiales en Afrique. Les groupes français
contrôlent plus de deux tiers des investissements
étrangers à Madagascar et notamment dans
les domaines clés comme la télécommunication,
l'eau et l'électricité ainsi que les industries
de transport. Or on soupçonne, au travers des
affaires en cours, que l'argent gagné en Afrique
par certaines entreprises françaises permet d'alimenter
les caisses noires des partis français.
Terrorisme
La garde présidentielle est une unité
d'élite armée et entraînée
par la France. C'est elle entre autres qui a permis
à Ratsiraka de maintenir la tension dans les
provinces.
Cette semaine, le service de sécurité
Tanzanienne a arrêté un avion transportant
des mercenaires francais et qui allait illégalement
en direction de Madagascar. Les agences de presse et
notamment l'AFP s'empresse alors de publier plusieurs
dépêches pour mettre la responsabilité
sur le dos de Ratsiraka. Parallèlement, le Quai
d'Orsay s'empresse de dépêcher sur Dar
Es Salam une équipe pour « arrêter
» les coupables. Cet empressement est-il sincère?
Ce n'est pas l'avis de ceux qui viennent de déposer
une plainte au Conseil de l'Europe, plainte pour dénoncer
le soutien tant logistique que financier, que la France
apporterait aux terroristes dans cette crise.
Bien qu'elle se soit mise en retrait derrière l'OUA, la
France a un mobile clair pour empêcher la « libération
» de Madagascar, «libération» déjà
tentée dans les années 70 et en 1991. Elle en a aussi
les moyens. Pourquoi devrait-elle se gêner?
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